Intime & Réflexions

la vie normale

Il y a ce client, il s’appelle M. Il est grand, brun, les tempes grisonnantes, plutôt en forme. M. a une démarche particulière, un peu voûté, un peu boiteux, le regard hésitant, un sourire timide. Les premières fois que je l’ai vu, il m’a demandé de prendre une douche avec lui. Il m’a raconté qu’il allait aux danseuses, et aux masseuses, mais que c’est trop cher finalement, et qu’il m’aimait bien. M. n’a pas de filtre. Il dit ce qui lui passe par la tête, et s’excuse après que ce soit sorti. M. a quarante et un ans. mais dans sa tête, M. est comme un enfant. Il est né croche, il dit, et il rigole. Il a beaucoup d’humour et d’autodérision, et il est vraiment gentil. Alors, quand il vient me voir, on discute. Il me raconte sa vie, un peu, sa difficulté à se faire des amis, sa famille, son appartement, sa solitude.

Ce soir comme d’habitude, on a parlé. De comment c’est de pas être comme tout le monde. Des responsabilités qu’on a quand on est un adulte, et que c’est dur de grandir. Du désordre dans sa tête. De ses difficultés à s’adapter à ce monde, et de trouver des gens avec qui il se sent bien. M. m’a dit « parfois, j’aimerais que quelqu’un puisse entrer dans ma tête, pour m’aider à me comprendre« .

J’ai répondu qu’on avait sûrement le même cerveau, lui et moi, et pas mal tout le monde. C’est juste la façon dont tout ça s’organise, qui est différente. De comment les fils se connectent. Et puis, qu’en vérité on est tous là avec nos trucs croches à l’intérieur, des cerveaux-bordels ambulants.

J’ai dit à M. Moi aussi je dois payer mon loyer, et travailler pour ça, et y a des jours où j’ai pas envie d’être responsable, je voudrais rester toute la journée dans mon lit avec mon chat. Moi non plus parfois je me sens pas adaptée à ce monde, en décalage, et c’est difficile de trouver des gens qui me correspondent, qui sont capables de me comprendre, de vivre avec moi pour de bon, de les rendre heureux. Moi aussi je doute de mes décisions, je questionne le pourquoi je fais ou ne fais pas les choses, et quand je les fais sur un coup de tête, et les conséquences, et quand je blesse du monde, et avoir quitté mon pays pour vivre loin, et tout recommencer.

Ce qui rend tout un peu plus compliqué, j’ai dit, c’est l’amour. Ce besoin d’être aimé et de partager et de pas rentrer seul, le soir chez soi. Et on dirait que si l’amour s’effondre alors le reste aussi, comme si on déposait toute la structure sur une base aussi instable qu’une relation, comme si on s’attendait jamais à ce que le truc le plus fragile qui constitue notre vie puisse vraiment se casser la gueule pour de bon.

J’ai dit au revoir à M., en le laissant déposer un gros bisou mouillé sur ma joue. J’ai nettoyé ma salle. J’ai texté les rares personnes que j’avais envie de voir. Qui avaient déjà quelque chose de prévu, évidemment. Je suis rentrée seule chez moi, où personne ne m’attendait à part Dora. J’ai pensé à tous les gens qui me relancent pour un verre depuis des semaines où je joue les sauvages en m’accrochant derrière celleux qui n’attendent pas après moi, et je me suis trouvé pathétique. J’ai pensé à mes horaires bizarres de masso-étudiante, et mes décisions de ces derniers mois, et le pourquoi j’ai choisi cette vie. Je me suis dit, ce serait si confortable pourtant de rentrer dans le moule, avoir un mari qui m’attendrait à la maison, des horaires de bureau, prendre le métro à heures fixes comme tout le monde, ces périodes où il passe assez souvent pour ne pas me geler les doigts sur mon iphone en attendant, et pouvoir rejoindre mes amis pour un 5 à 7 plutôt qu’un 10 à 2 (am). Un mari à possession mutuelle et réciproque, pas d’amant.e.s ni d’amours multiples ni de désir d’ailleurs. Une job, de bureau 9 à 5, qui me permettrait de vivre au même rythme que le monde autour, d’avoir une assurance chômage et maladie, et des congés payés, et pourquoi pas un bébé, à trente ans ça ferait du sens après tout. Un appart IKEA pour le mettre dedans, de l’argent de côté, ma famille proche de moi. J’ai pensé.

Si seulement je pouvais rentrer dans ce foutu confor(t)misme.

Si seulement mon cerveau voulait arrêter de tout remettre en question et la vie entretenir le chaos.

 

Ce soir, M. m’a offert une carte, pour l’Halloween. Dedans, il a écrit « tu prends le temps de m’écouter, me comprendre, même si ça va mal dans ma tête« .

 

Cher M.,

I feel you. 

 

Ce serait si simple, la vie normale.

3 Comments

  1. Tu sais, le truc avec ça c’est que les gens avec les horaires 9 à 5, ils se disent ‘Aaah j’aimerais bien de pas être pogné dans le métro à 8h quand y’a 15000 autres personnes en mêne temps. ‘ et ‘J’aimerais bien ne pas toujours travailler devant un ordi et être en contact avec des gens.’

    Et puis les gens avec les maris et les bébés, tu sais de quoi ils parlent? Moi je sais, pcq je viens de débarquer dans un nouvel emploi avec 3 mamans dans mon bureau. Elles parlent de vomi de carottes, de vaccins et de fièvre. Elles appellent leur mari pour parler du souper du soir et de qui va prendre les enfants à la garderie et de l’électricien qui coûte trop cher. Elles sont toutes gênées quand une copine célibataire sans enfants les invite au Bal Érotique et se demandent si les gens y baisent partout comme dans Eyes Wide Shut. Elles répondent ‘Moi jsuis une maman, je sors pas beaucoup’ quand une collègue lui demande si c’est une bonne idée d’organiser un événement en formule 5 à 7.

    L’herbe est toujours plus verte chez le voisin et c’est souvent plus facile de se projeter dans quelque chose qui a l’air simple (mais ne l’est probablement pas tant, ou n’est pas nécessairement adapté à soi). Ceci dit, je suis la première à me dire la même chose… ‘Ce serait plus simple si’. Mais ces personnes sont probablement aussi assaillies de doutes et de désir d’être ailleurs, célibataire, dans un bain tard le soir. 😉

    Puis, je crois qu’on voudrait tous et toutes avoir quelqu’un qui nous comprend parfaitement, qui s’accorderait sans cesse à nos humeurs et besoins, qui nous comprendrait totalement et nous pardonnerait les moments où on a besoin d’être seule.

    Mais le truc, c’est qu’on se construit aussi en tant que personne par le manque, par la tristesse, par la solitude, par les épreuves. Une personne qui a ‘tout pour être heureuse’ n’est pas nécessairement comblée…. Sans ces périodes creuses, on apprécierait moins ce qu’on a et la fragilité de ce qu’on risque de perdre à chaque instant, on n’oublierait pas les odeurs qui nous feront chavirer la prochaine fois, on aurait moins envie d’elle, de lui, on aurait moins à raconter… Ces périodes permettent aussi la réflexion et les remises en question. (Quoique parfois, je me passerais bien de certaines idées qui tournent en rond dans ma tête!)

    C’est parfois tellement difficile de faire le tri dans nos propres pensées. De choisir. De faire ‘la bonne chose’. Pour soi. Pour les autres. Pour arriver à se lever demain. Pour payer son loyer le mois prochain. Et ces choix-là, on est pognés pour les faire selon nos envies, notre réalité, nos besoins, notre passé, nos aspirations et notre *cher* cerveau compliqué/complexe.

    Bref j’ai pas de conclusion à tout ça… J’écris comme si j’avais un argumentaire et que je voulais convaincre, mais c’est un peu / beaucoup moi que je voudrais convaincre! Que la vie normale n’est pas si facile/heureuse/faite pour moi…

    Au fond je crois que y’a pas de solution facile ou de ‘bonne chose à faire’. Y’a que des choix, des chemins, et comment tu deales avec.

    La vie est chaos. Vive le chaos.

    X

  2. Vraiment beau beau texte hein! Ça aurait été la première chose à dire de tout ça. Parce que je relis mon commentaire écrit ce matin, à peine réveillée, et ça sonne raide, peut-être alors que c’est pas voulu du tout! ❤️

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