Deux ans.
Ça faisait deux ans le 4 février que j’ai posé mes valises à Montréal, et deux ans que j’apprivoise doucement cette nouvelle vie qui me semble pourtant si naturelle. Il y a deux ans, en survolant le Québec, j’avais été submergée d’une émotion difficile à décrire. Sous les hublots de mon Boeing Air France s’étendait à perte de vue des plaines blanches, striées de tâches sombres et de lignes déboisées – le tracé des kilomètres de lignes électriques qui traversent le pays pour alimenter un bon bout de l’Amérique. Au Nord, cette immensité vallonée, ces fjords, ces lacs recouverts de glace. Au Sud, une énorme trouée bleue, cicatrice coupant le pays en deux rives que j’apprendrais plus tard à connaître : le majestueux Saint-Laurent. J’avais sans le savoir survolé Baie Saint-Paul, l’Île aux Coudres, et l’ïle d’Orléans. Vu du ciel, le fleuve était couvert d’écailles de glace formant de mystérieux dessins. Et puis Montréal. Je ne me lasse pas d’atterrir au dessus de ce qui est désormais ma ville, d’observer le tracé des rues, le Mont Royal qui parait si petit vu d’en haut, les tas de neige, les parcs.
En deux ans, j’ai apprivoisé une nouvelle culture, mais j’ai surtout apprivoisé une nouvelle météo.
On vous a dit que l’hiver était long, et rude, par ici. On vous a parfois aussi mentionné que l’été est tout aussi brutal, lourd d’orages violents et d’une humidité poisseuse. On vous a raconté cet automne flamboyant, l’été des Indiens qui recouvre ce territoire de couleurs indescriptibles, comme le bouquet final avant d’entrer dans l’hiver. Ce long hiver. Ce dur hiver.
Ici, j’ai appris la neige, ou plutôt les neiges. Les premiers flocons de Novembre ou Décembre, qui fondent aussitôt cristallisés. Les premières vraies tempêtes de Décembre, qui piègent la ville dans un doux manteau cotonneux, et marquent le coup d’envoi de la saison hivernale. J’ai découvert qu’il pouvait neiger par -25, que cette neige est sèche, brillante, et qu’on ne peut pas faire de boule de neige car elle ne s’agglomère pas. J’ai découvert aussi que la neige et la glace peuvent fondre à des températures négatives, sans quoi on serait sous l’eau de Décembre à Février. Et la slush, pourriture des trottoirs, cette sensation de marcher dans de la vase glissante pendant trois mois, ces gravillons qui collent et se foutent partout, qu’on retrouve encore lors des grands ménages de printemps.
J’ai appris le froid. Ce froid tellement différent de notre climat Européen. Un froid sec, et presque agréable quand on reste entre -5 et -15, qui se fait cassant et brûlant si le vent s’installe ; et qui glace tout sur son passage lorsque la neige tombe à l’horizontale. J’ai réalisé que j’aimais mieux ce froid là de Janvier-Février que celui de Novembre, ce froid parisien humide et pluvieux qui s’immisce partout et nous colle à la peau. J’ai fini par comprendre pourquoi les gens se mettent en t-shirt dès les premiers beaux jours de Mars, lorsque le thermomètre atteint les 0. Ils ne sont pas fous. Ils sortent d’hibernation.
J’ai appris les pluies d’hiver, les pluies verglaçantes qui gèlent à peine l’eau touche le sol – ou les arbres, ou les vêtements, ou. Le sol gelé par une couche de glace qui ne s’en va pas, piégeant de trous les routes et les trottoirs. J’haïs la pluie, tellement.
Et surtout, j’ai réappris les saisons. Le printemps, qui dure deux semaines. Le printemps qu’on attend, ou qu’on n’attend plus, pogné quelque part entre fin Avril et mi Mai. Une vision extraordinaire de la nature qui se réveille en sursaut, alors que le sol finit enfin par dégeler, que l’herbe et les feuilles sortent en même temps que les fleurs, dans une inconcevable anarchie végétale.
Et puis l’été. Cet été si court, et si long à la fois. Juin, Juillet, Août. Le 38 degrés facteur humidex qui te plaque au sol. La chaleur liquide qui s’écoule sur les trottoirs, rendant la marche difficile. Les journées passées allongée sous un ventilateur, parce qu’il n’y a pas d’autre solution, que bouger est rendu impossible. Les orages, qui éclatent en quelques minutes et noient Montréal telle une mousson, faisant des rues des torrents, inondant tout sans exception d’une eau tiède et vivifiante.
Été, Hiver, coincés entre un printemps et un automne de deux semaines, noyés dans l’existence plate des intersaisons.
Montréal est une réalité saisonnière, notre quotidien rythmé par des phénomènes météorologiques qui seraient une apocalyspe ailleurs, et qui ne sont ici qu’une réalité avec laquelle il faut vivre. Deux ans pour me laisser bercer dans cet univers. Deux ans à apprivoiser ces humeurs. Et je l’espère encore beaucoup à venir…