Émotion, du latin « ex movere », « ex » signifiant « au dehors », et « movere », se mouvoir, agiter, ébranler, bouger – le mouvement.
Depuis l’enfance, on nous apprend à contrôler nos émotions. Ne pas être en colère, c’est mal. Ne pas être triste, sauf si on a une « vraie » raison, mais faudrait pas que ça dure trop longtemps, reprends toi. L’envie fait partie des 7 pêchés capitaux, comme la colère. On grandit, il faut agir comme un adulte. Il ne faut pas pleurer en public, on ne dit pas je t’aime « comme ça » il faut assumer les conséquences, on tait ses peurs, on absorbe le stress. C’est pas bien, de s’exprimer trop fort. Même le bonheur, parfois, il faut pas trop le montrer – ça pourrait rendre jaloux les autres, d’étaler son bonheur comme la confiture sur les réseaux sociaux, ça fait se sentir minables tous ceux qui n’ont pas une vie parfaite.
Moi aussi, pendant des années, j’ai gardé mes émotions bien au fond de moi. Enfin, j’ai appris. J’étais en colère, ado, en colère contre tellement de choses parce que c’est ce qu’on vit à cet âge là. Parce que j’étais amoureuse de deux garçons et que ça se faisait pas. Parce que des inconnus au lycée qui me connaissaient à peine se permettaient de m’appeler « cochonne » lorsqu’ils me croisaient dans les couloirs, sous prétexte que je portais des jupes un peu trop courtes et que je parlais librement de sexe. J’étais en colère parce que comme beaucoup d’autres filles, j’ai subi un (des ?) abus sexuels, que je me suis sentie à la fois coupable et victime, coincée entre une immense injustice, mais c’était plus facile de se taire. Je suis restée en colère longtemps, mais j’ai rien dit, parce que ça aurait fait trop de mal si j’avais parlé, parce que j’étais indirectement responsable, parce que anyways personne ne pouvait rien faire pour moi. Je me suis tue. J’ai gravé une cicatrice à l’encre sur ma peau pour ne jamais oublier. J’ai arrêté de manger.
Les années ont passé. J’ai croisé le chemin de personnes merveilleuses qui m’ont réappris à m’estimer, à me respecter, à m’aimer. On m’a aimé, très fort, et puis c’était fini, comme ça. J’ai frappé dans des murs, déchiré des t-shirts, cassé une table, mais ça ne changeait rien, alors j’ai tout mis dans une petite boite, et poussé ça au fond de ma gorge, encore une fois. J’ai continué à me taire. J’ai été là pour les autres, et c’est comme ça que je me suis sauvée. J’ai rangé bien au fond les émotions négatives, j’ai construit une jolie carapace de fille forte, optimiste, de bonne humeur, une fille sur qui on peut compter. J’ai rarement craqué. J’étais là pour apaiser les crises de panique de L., là pour faire la fête, là pour aimer les cons, les gentils, ceux qui ne resteraient pas, là pour pardonner.
Je suis tombée amoureuse, à plusieurs reprises, j’ai souvent cru que c’était « le bon ». À nouveau, j’ai aimé et désiré deux personnes en même temps, mais ça se faisait pas, non. Il fallait rentrer dans le cadre. Il fallait garder bien caché mon point de vue sur l’amour, le sexe, la liberté de s’exprimer, d’exister, de se réaliser. Parce qu’une femme ça doit pas parler trop fort. Ça doit pas s’habiller trop sexy. Ça doit être jolie et intelligente, mais pas gagner plus que son mari. Ça doit pas trop donner son avis au bureau, et surtout pas dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas, parce qu’on passerait pour une hystérique. Sois belle, et tais toi. Je pensais alors réaliser ce qu’on attendait de moi.
Un jour j’ai commencé à faire des crises de panique. J’étouffais, mon corps explosait de toutes ces choses que je lui avais fait avaler, ce trop plein d’émotions enfouies, ces tonnes de boites accumulées. Des vieux souvenirs moches sont remontés à la surface – tellement présents que je ne savais parfois plus faire la différence entre le passé et la réalité. J’ai consulté. J’ai vu une psy géniale qui m’a énormément aidé. J’ai fini par regarder ma vie en face, cette belle cage dorée qui ne me convenait pas, et m’envoler pour Montréal, décorant mon corps de lignes de vie.
J’ai encore continué à me taire, pourtant. Je n’ai rien dit face à cette boss tyrannique et perverse qui me faisait sentir plus incompétente à chaque jour. Je suis restée sans voix lorsqu’on m’a viré sans explication, en 15 minutes chrono, et que mon projet de rester à Montréal s’est soudainement effondré. Je n’ai pas su dire je t’aime à toutes ces belles personnes avec qui j’ai fait un petit bout de chemin, par peur de les faire fuir. J’ai écouté mes ami.e.s qui en avaient besoin, en évitant de trop parler de moi quand ça allait pas, parce que c’était pas le rôle que j’avais pris. J’ai jamais dit à mes parents que j’avais peur, non, je voulais leur prouver que je savais ce que je faisais, je voulais leur montrer que j’assumais mon choix, malgré les obstacles, que je me prenais en main. J’ai jamais été capable de demander de l’aide. Je pensais que j’avais une telle réserve, une force qui me permettrait de traverser tout ça comme une grande, qu’il suffisait juste d’y croire, et surtout, de ne pas flancher. J’ai à peine pleuré, quand j’ai eu un nouveau refus de permis, l’hiver dernier. J’ai continué à empiler des boites tout au fond dans mon ventre, les unes après les autres, pour ne pas m’encombrer. J’ai décidé de faire un métier où je pourrais faire du bien, parce que c’est ça que je sais le mieux faire, m’occuper des autres, pour enterrer le fait que moi ça va pas.
Et puis.
Rebelote. Le corps qui ne suit plus, les boites qui explosent les unes après les autres, la douleur, les insomnies, les larmes, les f*cking décharges émotionnelles, les crises d’angoisse, les crises de panique, les anxiolytiques, tout foutre en l’air, tralala. La réponse que je n’attendais plus, et réaliser que je ne suis même plus capable de m’en réjouir. J’ai tellement bloqué mes émotions que même la joie ou le soulagement ne sont plus capables de s’exprimer que par l’isolement et l’agressivité.
Thérapie, bis. Après avoir pleuré tout mon corps je vomis des mots. Ça ne s’arrête plus, j’exprime, j’exprime, et ça sort petit à petit, on a ouvert les vannes, des mois (des années ?) de silence, de musellement. Je sors les peurs, l’anxiété, l’insécurité ; la joie, l’amour, le bonheur ; et puis la frustration, la tristesse, le manque, le trop plein qui reste encore, malgré tout ce qui est sorti. Mon émotion se nourrit d’elle même, et en s’exprimant, fait réagir les autres, générant à nouveau de nouvelles émotions.
On est là, dans ce cercle infernal. C’est libérateur, et pourtant paniquant. J’aurais aimé enlever une boite par une boite, évaluer une à une les émotions qui s’expriment, contrôler le flux, mais ça se passe pas comme ça. Tout s’effondre, tout s’exprime, et c’est l’anarchie totale. À fleur de peau, je voudrais laisser sortir ce qui me bouffe à l’intérieur – et c’est brouillon, bordélique, brutal, parfois violent ; mais il y a les autres – ceux qui reçoivent en pleine face, ceux qui subissent, ceux qui ne comprennent plus, ceux qui voudraient, eux aussi, qu’on les écoute. Je voudrais demander de l’aide, mais on ne sait pas quoi faire avec moi. Je me suis toujours occupée de moi toute seule, après tout, c’est pas comme ça qu’on a construit les bases, alors ça déstabilise, puis moi non plus, je sais pas (me laisser) faire.
Le problème, quand on exprime ses émotions, c’est l’impact que ça a sur les autres. Et c’est pas vrai, qu’on s’en fout de ce qu’ils pensent. C’est pas vrai qu’on s’en fout de faire du mal. On avance, pourtant. On casse des oeufs, on fait des omelettes, on verra bien ce que ça donne. On essaye d’éviter les dommages collatéraux, trop souvent inévitables.
C’est peut être ça, le plus difficile dans tout ça. Penser à soi, protéger les autres. Ne plus se taire, épargner ceux qui peuvent en souffrir. Manger des coups, éviter de les rendre. Rester humble, conscient, reconnaître lorsqu’on est allé trop loin, accepter que ce soit parfois trop tard.
J’aimerais qu’un jour à l’école de la vie, on nous apprenne à exprimer nos émotions, mais aussi à accueillir celles des autres. Qu’on nous explique comment vivre et ressentir sans être toujours en contrôle. Qu’on n’ait pas peur d’être aimé, ou de trop demander. Qu’on apprenne à poser nos limites, aussi, pour se protéger. Apprendre l’équilibre étrange entre bienveillance, conscience, et lâcher-prise.