J’aimerais vous expliquer à quel point ma vie est bizarre, depuis un moment.
J’aimerais vous expliquer, ma vie, comment ça se passe, où est la frontière floue du non-conventionnel, et comment je me suis retrouvée ici. J’aimerais pouvoir tracer des limites, un profil, détailler tout ça, et me glisser dans une jolie boite avec une étiquette dessus, pour faire plaisir aux gens-qui-aiment-bien-tout-mettre-dans-des-cases-parce-que-c’est-rassurant. Le truc c’est que… j’ai jamais trouvé les choses aussi évidentes que ce qui se passe pour moi depuis quelques temps.
J’ai dit évidentes. J’ai pas dit « normales ». J’haïs ce mot. Pourtant, il faut me rendre à l’évidence, je fais un rapide tour d’horizon de la-plupart-des-gens-autour-de-moi, j’observe, je vois les réactions lorsque je présente mes choix de vie. On respecte, on approuve, ou non, on questionne parfois. On partage rarement. « Ah oui, moi, je pourrais pas ». Et puis je retourne le gant et paf, ça fait une jolie frontière, celle qu’on appelle « la norme ».
N’empêche que, de mon point de vue, le bizarre, c’est les autres.
C’est ceux qui vont au boulot de 9 à 5 (ou, mettons, 9 à 8 pour les plus Parisiens d’entre vous), du lundi au vendredi, et qui gagnent à peine de quoi payer le loyer exhorbitant de leur T2 intra-muros. Ceux qui lisent les magazines féminins pour y trouver des conseils sur comment s’habiller, où partir en vacances, les joies des smoothies verts, comment reconquérir votre mec en lui faisant la pipe de sa vie – et si vous faites pas l’amour au moins une fois par semaine, votre couple va mal. Ceux qui savent où ils seront dans 10 ans, parce que leur job propose une évolution hiérarchique naturelle, avec boni et voiture de fonction. Ceux qui partent en vacances dans des resorts tout inclus ; ceux qui se marient à l’église en robe blanche et baptisent leurs enfants « pour la tradition » ; ceux qui s’attristent ou se félicitent des stats d’une campagne de pub ; ceux qui se séparent parce que leur conjoint a couché avec quelqu’un d’autre. Ceux qui préfèrent taire leurs idées plutôt que d’entrer en conflit. Ceux qui s’énervent pour rien, ou tout, ceux qui passent leur temps à se plaindre mais trouvent toutes les raisons possibles de ne surtout rien changer. Ceux qui ont peur de tout. Ceux qui acceptent les règles sans réfléchir à leurs fondements, qui se fondent en silence dans la foule, parce que c’est plus simple ainsi.
La vérité, maintenant. J’ai été comme les autres. Pendant des années je me suis pas vraiment posé de questions. C’était normal de rester au bureau 10 heures par jour alors que j’avais rien à faire la moitié de la semaine et que je formais des stagiaires pendant les jours restants – c’est la vie d’agence, faut payer le loyer, les factures. C’était normal de payer 1400 euro pour un 50m2 pour lequel on avait dû fournir un garant alors qu’on gagnait 3 fois le loyer à deux – en fait on trouvait même qu’on était chanceux. C’était normal de me demander le matin si ma robe était pas trop courte, et qu’est ce qu’on va penser de moi si je me tatoue ; normal de me faire mettre une main au cul dans le métro – c’est le métro ; normal que mon mec soit jaloux que je fasse des câlins à un ami (garçon), puis d’ailleurs les câlins ça se fait pas, on touche pas les gens avec qui on a pas de relation intime, c’est pas bien. C’était normal de faire une job « à responsabilités » – j’ai fait des études pour ça, pas question de gâcher mon potentiel ; normal de me remettre en question constamment – parce que peut être que si mon boss/mes collègues/mon client me traitent comme une sous-merde c’est que le problème vient de moi ; de penser que c’est la suite logique des choses que de travailler pour cette entreprise super connue et que ça fera beau sur mon CV, même si elle traite ses employés comme des objets interchangeables et fait son CA sur le dos de stagiaires à durée indéterminée. Pendant des années, j’ai écrit dans mes lettres de motivation que je cherchais une job qui pourrait me permettre de m’épanouir autant professionnellement que personnellement. Et j’y croyais.
Mais ça veut dire quoi, s’épanouir, quand on rédige des posts Facebook pour mieux vendre des t-shirts? On s’épanouit comment quand on ose à peine demander un jour de vacances de peur de se le faire refuser? C’est quoi l’enrichissement personnel et notre contribution au monde, coincé dans un cubicule?
Je rejette pas tout ça, je veux dire, sur les quelques boites où j’ai bossé, il y a eu de très belles histoires, de superbes rencontres, des projets hyper enrichissants. Mais en travail comme en amour, les expériences, bonnes ou mauvaises, nous permettent de mieux savoir ce qu’il nous faut. M’ont permis de comprendre que je pouvais pas travailler dans de bonnes conditions si on me mettait des objectifs chiffrés dans la face, et une sentinelle derrière mon dos. Que peut-être ce serait pas une mauvaise chose de me mettre à bosser à mon compte – je suis suffisamment exigeante avec moi-même pour pas avoir besoin d’un boss qui me rajoute de la pression.
(petite parenthèse ici pour dire un immense merci aux dernières personnes avec qui j’ai bossé parce que c’était peut être court, mais ça m’a redonné confiance en la possible humanité d’une compagnie) (merci François, Marie-Ève, Sylvain, Audrey, Oli, Carole, Rabbi, Josée, et Maxim, et Mélanie) (bref)
Pendant des années, j’ai eu l’impression que quelque chose collait pas, dans ma vie, que j’étais trop rarement à la bonne place, au bon moment. Pendant des années, j’ai eu l’impression d’être une extraterrestre parce que je considère envisageable – et même plutôt naturel – qu’on puisse avoir du désir (sexuellement) pour une autre personne que son conjoint.e et que je crois qu’on peut apprendre à vivre avec ; parce que je pense pas que le nombre de conquêtes d’une femme ait un plafond au delà duquel on a le droit de la traiter de salope ; parce que j’ai trop souvent dit tout haut ce que je pensais.
On se l’est déjà dit, ya pas un jour où tout bascule, c’est quelque chose qui évolue, chaque jour, infimement, pour un peu qu’on s’ouvre à l’in-habituel, qu’on se mette à penser un peu plus loin, qu’on arrête d’avoir peur des qu’en dira-t-on. On est pas tous égaux devant nos idéaux, on cherche pas tous les mêmes réponses, on a pas tous les mêmes attentes face à la vie, ni les mêmes certitudes, encore moins la même résilience aux coups. J’ai compris doucement qu’assumer mes valeurs et mes choix était une façon de m’affirmer en tant que personne, de gagner en confiance en moi, de me faire un peu estimer. Je passe mon temps, encore, à toujours (souvent) me remettre en question, confronter mes choix avec le point de vue des autres, accepter la différence. C’est pas toujours facile, aujourd’hui je marche à deux, et je vacille parfois entre mon besoin d’affirmer ce que je crois et la peur de blesser cette personne merveilleuse qui accompagne désormais mes pas.
J’aimerais vous expliquer à quel point ma vie est bizarre en ce moment. Parce que j’ai fait des choix de vie, dans ma carrière, dans ma vie amoureuse, dans mon rapport aux autres, qui ne sont pas nécessairement « dans la norme » – ce contexte dans lequel j’ai grandi, et qui m’a, indirectement, aussi appris la liberté de penser. Parce que j’ai choisi de croire en des trucs « insensés ». Parce qu’à un moment je suis sortie du cadre et que je veux plus y revenir. Parce que pour moi, les bizarres, c’est ceux qui se conforment les yeux fermés.
J’aimerais surtout vous raconter tous ces gens merveilleux qui sont entrés dans ma vie depuis que j’ai décidé d’assumer ce que je crois être juste, de l’exprimer, d’en faire des valeurs, des certitudes. Des gens comme moi, qui font rien d’extraordinaire, un tas de fous qui ont oublié de juger, et l’énergie de rêver encore. Je suis loin d’être savante, pas vraiment poète, alors quelque part j’assume faire partie de la troisième catégorie. J’ai l’espoir secret que ma folie déteindra sur les autres et qu’on finira tous, d’une manière ou d’une autre, à sortir de nos boites et bousculer l’établi.
photos Louis Dumas-Véronneau, 2014