Dans la vie, il y a les chagrins d’amour. On en parle, de ceux là, on en fait des livres, des films, des kilomètres de phrases aussi plates que « un.e de perdu.e, dix de retrouvé.e.s » (dix quoi, je ne sais pas), ou encore « ça va passer« , « vous étiez pas faits pour être ensemble« , « on attendait pas les mêmes choses de la vie ». Ya même des guides pour gérer les ruptures. Faut manger des pots de Häagen Daz en linge mou dans son canapé, et pleurer devant des films romantiques. Créer des montagnes au pied du lit à base de mouchoirs humides. Passer des heures au téléphone avec les amies pour faire la liste des défauts de l’ex. Tout casser. Adopter un chat, ou un sextoy. Partir en voyage et s’envoyer en l’air à l’autre bout du monde avec un bel inconnu. Et ça finit par passer. Ça passe toujours. On est forts, les humains, avec ce truc magique qui s’appelle résilience et qui guérit (presque) tout.
J’en ai connu, des peines d’amour. Beaucoup. Des ruptures plus ou moins chaotiques. Des « je t’aime plus » et le mur de verre sur lequel on explose. Des « ça fait des mois que ça va plus il faut se rendre à l’évidence« . Et puis « on fonctionne mal ensemble, tant pis, restons amis« . Des qui disparaissent un jour en ayant eu à peine le temps de dire au revoir. Des qui voulaient autre chose, ou c’était moi. Des qui mettent des années à se terminer.
Je suis rendue bonne je crois, pour finir ce genre d’histoires. Du sexe d’adieu, ou une grosse discussion, ou les deux, relever la tête, me dire que ça va aller, qu’on restera amis, que c’était beau le temps que ça a duré, que le bout de chemin nous a fait grandir, qu’on a eu du fun après tout. Ne pas s’attarder. Passons à la suite.
Puis y a d’autres types de ruptures. De celles qu’on tait, parce qu’elles se passent souvent sans cris, sans heurts, sans bris, mais qui n’en sont pas moins douloureuses. Pas de films ni de livres pour savoir comment réagir, pas d’overdose de chocolat ni de bête à poils pour combler le vide, juste un nom sur Facebook, des souvenirs, et le silence.
On n’en parle pas, des chagrins d’amitié. Comme si « amis » c’était un statut pour la vie. Comme si ça blessait pas, quand on perd une personne qui a été là pendant des années, pour écouter nos gros et petits malheurs, partager les bonheurs, aussi, quelqu’un qu’on a écouté, rassuré, consolé jusqu’au milieu de la nuit – et réciproquement ; avec qui on s’est saoulé, on a dragué, dansé, partagé des moments inavouables, et des expériences inoubliables. C’est comme si, sur le plan des blessures émotionnelles et de la compassion qu’on doit démontrer pour les autres, ça comptait moins que la mort d’un animal de compagnie.
J’ai eu beaucoup d’amitiés perdues. Il y a celles que le temps et la distance délitent, doucement, inexorablement. Et cette personne qui faisait autrefois partie de mon quotidien devient une inconnue, un nom et quelques photos noyées dans le nuage Facebook. J’ai beaucoup bougé depuis l’adolescence, changé de cercle social, de ville, de pays. Je me suis fait de nouveaux amis, j’en ai gardé certains, et je suis toujours aussi fascinée de voir passer les relations amicales au filtre de l’éloignement, de celles qu’on pensait garder pour toujours et qui finissent par s’éteindre, à ces amitiés inattendues que la distance semble renforcer. Il y a aussi ces amitiés semi-virtuelles, ces gens dont je me sens étrangement plus proche que ceux qui ont autrefois partagé ma vie, à force de tweets, Instagram, Snapchat et autres status Facebook.
Il y a des ruptures au travers desquelles je suis passée sans encombre, des relations usées et affaiblies par le travail de sape du temps, jusqu’à n’avoir plus de raison d’être ; des relations encombrantes et quasi nocives dont il fallait se défaire. C’est facile alors de lâcher-prise. On change, on évolue, et c’est parfois même positif de se libérer du « poids » d’une amitié dont on ne trouvait plus le sens.
Et puis il y a les autres. De celles qui te pètent dans la face et que t’as pas vues venir. Un peu comme quand du jour au lendemain ton amoureu.se.x t’annonce « je t’aime plus, car je pense que tu es une personne détestable« .
Je t’aime plus, après toutes ces années à penser l’amitié insubmersible, après avoir exploré ensemble les recoins les plus sombres et traversé les mois les plus difficiles en se soutenant jusqu’au bout, ça fait bizarre. Bizarre mal, comme dans planter un couteau et le tourner doucement dans la plaie. Sur le moment, la réaction est simple – quelle que soit la part de vérité dans les mots qui sont prononcés, c’est trop douloureux pour être accessible. Il faut couper le lien. Se protéger. Si je suis devenue nuisible, alors à quoi bon continuer à nourrir cette relation ? Les semaines passent, on réalise alors l’impact de cette blessure, la manière dont elle a finit par se répandre, les morceaux invisibles en dedans, la fragilité sournoise qu’elle dessine sous la peau. À qui le dire alors – je suis triste, et blessée, ma confiance a été trahie – et j’ai moi aussi déçu quelqu’un à qui je tenais. Il faut l’annoncer pourtant, alors qu’on était inséparables, « je ne suis plus amie avec X., on ne se parle plus, ça pourrait être bizarre si tu nous invites en même temps« . Se préparer peut être à recroiser l’autre chez des amis communs. Raconter le pourquoi, rester objective, espérer pourtant quelques mots de réconfort, un parti pris pour se rassurer. Supprimer finalement son nom des réseaux sociaux, parce que ça faisait juste raviver la coupure.
Dit comme ça, ça ressemble de très près à ces histoires de couples en pleine séparation. Sauf que. J’ai pas vraiment changé de mode de vie. J’ai pas pensé qu’une de perdue dix de retrouvés. J’ai pas vraiment cherché de réconfort en pleurs au téléphone, pas même auprès de ma psy. J’ai voulu faire comme si ça m’avait pas brisé – je crois que c’était déjà fait bien avant, finalement, que c’était juste le coup de grâce.
Peut être que j’aurais dû manger de la crème glacée à la petite cuillère en pleurant devant un film de copines. Peut être que j’aurais dû prendre un autre chat. Peut être que j’aurais pu faire un post Facebook lancinant pour régler mes comptes. À la place j’ai fait comme d’habitude. J’ai mis ça dans une nouvelle boite que j’ai poussé bien au fond, le temps que ça passe.
Ça va passer. Ça passe toujours.
On est forts, les humains, avec ce truc magique qui s’appelle résilience et qui guérit (presque) tout.